Le grand philosophe arabe Ibn Khaldoun écrivait : «Les temps difficiles créent des hommes forts, les hommes forts créent des périodes de paix, les périodes de paix créent des hommes faibles, les hommes faibles créent des temps difficiles. » Nul besoin de se questionner bien longtemps pour comprendre où nous en sommes dans le cycle, soixante-quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale. La présente génération montante constitue le pinacle de la faiblesse.
Les hommes qui ont vécu les tranchées du début du siècle, les horreurs innommables de l’Europe en guerre, ou qui ont été témoins indirects d’Hiroshima et de Nagasaki n’ont pas peur des opinions qui s’opposent aux leurs. Au contraire, ils comprennent, de par leur expérience, que de permettre le choc des idées permet précisément d’empêcher la guerre ouverte. La guerre rend humble ; beaucoup de certitudes s’effondrent face à la réalité organique de corps humains en décomposition. Le compromis devient beaucoup plus intéressant quand on a observé — et subi — les conséquences d’idées poussées jusqu’à leur intransigeance la plus extrême.
Ces idées ont une vie qui leur est propre et elles peuvent s’affronter dans les livres, les colloques, les journaux, les médias sociaux ou ailleurs. D’une certaine manière, seules les idées sont vivantes ; ou nous leur permettons librement de circuler, de se battre entre elles, ou nous devenons leurs avatars et nous nous faisons la guerre en leur nom.
Ce qui se passe aux États-Unis en ce moment — et par extension ailleurs en Occident — est épouvantablement dangereux. On suspend un professeur d’université parce qu’il ne veut pas annuler ses examens pour les étudiants noirs. On met sous enquête un autre parce qu’il a lu un texte de Martin Luther King comprenant le mot « nègre ». On renverse des statues ; on leur coupe la tête. On pousse un conseil municipal à abolir sa police. On force la démission d’un président d’entreprise qui a osé, sur Twitter, affirmer que les émeutes étaient injustifiées. On force des personnes blanches à dénoncer en public leurs soi-disant « privilèges ». On se révolte au New York Times parce que l’éditeur a osé publier un texte ayant un point de vue opposé à celui de la foule en colère. Au Canada, l’image du premier ministre ployant le genou au milieu de la foule, après des mois à vanter la distanciation sociale, constituait un moment symbolique très fort.
Quand on censure, on fait étalage de sa faiblesse. Le message n’est pas : « Nous sommes assez forts pour faire taire ces opposants ». Non. Le message se lit plutôt ainsi : « Nous sommes trop faibles pour faire face à une opinion différente ». Dans le cas du New York Times, par exemple, que penseraient les journalistes qui ont couvert la première guerre mondiale dans les tranchées, qui sont parfois morts sous les obus, de leurs confrères contemporains, qui ont peur de se mettre « en danger » en travaillant pour un quotidien ayant publié un article s’opposant aux émeutiers ? Ce ne sont plus des journalistes, ce sont des mauviettes.
Sur Twitter, Facebook ou d’autres médias sociaux, la génération-mauviette se déchaîne, demande des serments d’allégeance, expulse de ses « amis » ceux qui ne se montrent pas assez sympathiques à la cause du moment. Elle intimide les récalcitrants en publiant en ligne leurs numéros de téléphone et adresses, leurs employeurs. Elle cherche à exclure définitivement du débat public qui que ce soit qui pourrait proposer des idées contraires. Elle pense pouvoir vaincre une idée, ou l’image qu’elle a d’une idée, en la soumettant à l’opprobre général.
Combien de qualificatifs autrefois pertinents ont ainsi perdu tout leur sens ? Il fut une époque où le raciste était celui qui croyait à la supériorité d’une « race » sur une autre. Maintenant, le « raciste » est celui qui ne ploie pas le genou ou qui refuse d’accepter qu’on mette le feu à toute une ville. Ce sont les mêmes jeunes mauviettes qui traitent le président américain de fasciste sans craindre, le soir venu, qu’un quelconque commando de Waffen-SS les enlève et les envoie dans un camp de concentration.
Les mots ne veulent plus rien dire, car ils sont devenus de simples bruits « chauds et réconfortants », ou « froids et irritants », comme l’écrivait l’auteur John Michael Greer. Ce sont des slogans creux qu’on crie non pas pour dialoguer avec l’autre, mais pour s’encourager soi-même. On crie « Black Lives Matter » (chaud et réconfortant) ou on traite les autres de racistes (froid et irritant). Ces mots n’ont aucun sens au-delà de la réaction émotionnelle qu’ils provoquent chez ceux qui les scandent. La réalité, dessous, est très simple : on refuse l’autre, on refuse ses idées, on refuse ses valeurs. On a oublié que la véritable force se trouve dans le compromis avec l’autre.
Cette convergence d’une génération ayant été élevée dans la ouate, ayant grandi en se faisant surprotéger et tributaire d’une éducation déficiente, ayant la conviction que son opinion en vaut n’importe laquelle même si elle ne peut avancer le moindre fait, cette convergence, dis-je, avec l’idéologie du marxisme culturel, produit la catastrophe actuelle. Dans des scènes dignes de la révolution culturelle chinoise, où on encourageait les jeunes à détruire toute trace de l’histoire et à faire un « grand bond vers l’avant », où on obtenait des serments d’allégeance à la pointe d’un fusil, et où jusqu’à vingt millions de personnes sont ultimement décédées, la présente génération montante fait état de toute sa faiblesse et s’enferme dans une logique guerrière qui ne peut avoir d’autre finalité que la désintégration totale et absolue de la société.
Cette génération-mauviette est dangereuse précisément à cause de son ignorance de l’histoire et du triste rôle qu’elle y est en train de jouer.
À nous de l’éduquer avant qu’il ne soit trop tard.