J’écoutais, nostalgique, une manifestante contre le Forum économique international des Amériques ce midi: « Le Nouvel Ordre Mondial, on veut en discuter nous aussi, nous sommes dans la rue pour en parler! Pourquoi ces gens s’isolent-ils dans leur hôtel à 1400$ la nuit? » Avec des invités aussi discutables que Alvaro Uribe (président autoritaire de la Colombie et responsable de nombreuses violations des droits humains) et Madeleine Albright (secrétaire d’État américaine lors de la destruction de la Serbie), comment ne pas lui donner raison? Cette conférence n’est qu’un ramassis de vieilles matantes droitistes prenant le thé en se séparant le monde comme l’Église catholique l’a déjà fait elle-même. Mais ça n’a plus la même saveur.
En effet, il y a dix ans, j’étais dans la rue, moi aussi. J’y étais lors de l’Opération Salami (où j’ai même fait la première page d’une revue chrétienne!); j’y étais à d’autres manifestations également. À l’aube de la vingtaine, tous mes sens étaient en éveil et ne demandaient qu’un peu de justice et d’écoute des autorités. Tout semblait plus vif, plus possible.
Aujourd’hui, tout est plus fade, tempéré. Le lent ponçage de la vingtaine a érodé tout le brillant de mes positions pour n’en laisser que la chair, ces valeurs humanistes qui m’animent. Finies, les pancartes, les caméras, les grands cris. Terminées, les crisettes et le bling-bling du manifestant; maintenant, ce sont les mots qui constituent mon armée de contestataires. Je ne descends plus dans la rue; la rue s’invite sur mon blogue. Dix ans plus tard, j’ai compris qu’avant la manifestation il y a les mots qui nous permettent de comprendre la réalité. Et je travaille ces mots pour définir notre réel.
Parfois, pourtant, j’ai peur. Cette crainte de la suite des choses. Si je peux faire le bilan d’une décennie passée, je peux entrevoir celle qui suit. Et je redoute autant que j’espère ce jour, pas si lointain, où ma copine m’annoncera qu’elle est enceinte. Ce mini-moi, ce mini-elle, cette vie à qui je devrai transmettre mes valeurs, cette chair sur laquelle ma fille ou mon fils pourra mettre le bling-bling de son choix. Serai-je à la hauteur? Et que deviendront mes idéaux?
En fait, je ne sais même pas d’où me viennent ceux-ci. Jamais compris. Ma mère était une control freak castrante à la santé mentale fragile et qui m’a volé à peu près tout ce qu’on peut voler à son enfant; mon père génétique était un alcoolique toxicomane perdu quelque part en Estrie. L’homme qui a joué ce rôle de père, peut-être? Toujours là pour moi; pour me juger, d’accord, mais toujours là dans les gestes du quotidien, pour aller me chercher n’importe où. Ou mon grand-père, peut-être, qui voulait faire de moi un chien savant et qui me voyait, au minimum, en tant que roi de l’univers, sinon davantage?
Aucune idée.
En fait, peut-être une. J’ai toujours détesté l’injustice. J’ai longtemps trouvé que la vie avait été injuste avec moi et je me suis dit qu’on pouvait aider son prochain à surmonter les petites merdes qu’elle met sur son chemin. On ne choisit pas sa famille ni son lieu de naissance. On fait avec. Mais on peut faire le choix de s’améliorer, de faire de son mieux. Il faut un bon dosage de coup de pied dans le cul et de carottes au bout du bâton. L’équilibre. La modération.
En vérité, lorsque ma copine m’annoncera qu’elle est enceinte, c’est ma vie que je mettrai entre parenthèses. J’ai souvent écrit que je crois que nous sommes immortels, via nos enfants. Lorsque la petite horloge commencera à battre dans son utérus, c’est le flambeau de ma vie que je transmettrai, mon énergie vitale que je donnerai pas seulement à cet enfant mais à ses enfants, à leurs enfants, jusqu’à la fin des temps.
Enfin, je ne suis plus un récipient égoïste d’énergie stagnante, tel un marais d’idées en putréfaction, mais je deviens le relais de mes idées; après l’enfantement d’un blogue représentant mes idées exprimées en mots, je les exprimerai désormais en vie, dans un enfant qui n’aura de cesse de les démolir jusqu’à ce qu’il atteigne la chair blanche des valeurs qui m’animent et qui ont dû, vraisemblablement, enthousiasmer mes parents.
Après le grésage de la vingtaine et la potée de neuf mois de gestation, je serai peut-être enfin prêt à devenir réellement adulte et à étaler une nouvelle couche de peinture sur une humanité qui a besoin d’idées plus que jamais.
Mettre au monde ses idées pour les voir détruites reconstruites détruites puis reconstruites. Je n’ai jamais atteint mon plein potentiel, mais j’offrirai à quelqu’un d’autre cette chance.
Je ferai de mon mieux, du moins.
Ma contribution des dix prochaines années.
Le bling-bling de ma trentaine.